Des Collines du Laonnois à la Thiérache 


MONTCORNET


Si, ayant gravi la colline de Saint-Erme nous arrivons à l'extrémité du plateau, sur les remparts du vieux camp romain, nous nous arrêtons émerveillés par la beauté, l'étendue, et le contraste des paysages qui s'offrent à notre vue. Au Midi, la silhouette des collines du Sud du Laonnois au-dessus de la rivière d'Aisne : Corbeny, Craonne et sa Californie (le Winterberg des Allemands) l'extrémité du plateau du Chemin-des-Dames où, pendant quatre ans, eurent lieu de si terribles combats, puis en recul, au delà des lignes d'arbres qui jalonnent le cours de l'Aisne, Roucy et la chaîne de collines qui s'éloigne vers Reims. Au Sud-Est et à l'Est, la plaine de Champagne s'étendant à l'infini de la vision avec de petites éminences qui la parsèment comme des îlots dans la mer. Au plus près la butte boisée de Prouvais, puis celle de Brimont qui, par temps clair, laisse voir, à sa droite, la Cathédrale de Reims. Dans la même direction, au cours de l'Aisne, nous situons la Côte 104 à Berry-au-Bac, dont les comptes rendus de guerre citèrent si souvent le nom, et en avant, nous découvrons le champ de bataille de Jules César contre les Gaulois.

Au Nord, la plaine également. On a encore de ce côté l'impression, par temps un peu brumeux, d'être sur des falaises avec la mer devant soi. On semble comprendre pourquoi les géographes ont donné le nom de « Falaises de l'Ile-de-France » à cette ligne Nord de collines qui borde les terrains tertiaires. C'est pourtant pour une autre raison. C'est qu'en effet, à l'époque où l'eau de la mer qui couvrait la Champagne a commencé à s'écouler, elles étaient de véritables falaises. Le courant devait ronger la base argileuse ou sableuse des collines, provoquant des éboulements dont il emportait les débris. S'il était rapide il n'abandonnait rien sur son lit de craie ; il laissait des traînées de sable lorsqu'il se ralentissait, et déposait de l'argile dans les parties calmes, le tout plus ou moins mélangé de calcaire provenant de la craie du lit ou des roches calcaires éboulées du sommet des collines. Ce sont en effet toutes les natures de terrains qu'on trouve dans la plaine.

Quittons notre observatoire et remontons rapidement vers le Nord jusqu'à la limite du département. Après avoir traversé le camp de Sissonne, La Selve, nous atteignons la région de Dizy-le-Gros. La surface perd de son uniformité, le sol devient plus fertile. Ce sont encore les villages espacés, aux maisons serrées autour de l'Eglise, avec des fermes isolées exploitant les terres éloignées, ce sont toujours les mêmes types de maisons en craie ou en carreaux de marne, c'est toujours la même pénurie d'eau, mais on pressent un changement.

Il se produit lorsqu'un peu plus loin on atteint les vallées transverses du Hurtaut et de la Serre à Renneville, Montloué, Montcornet, Chaourse. Le pays devient montueux et même raviné, le sol est plus frais, les prairies plantées de pommiers font leur apparition, les arbres sont plus élancés et leur feuillage plus foncé. Même un simple coup d'œil dans les jardinages fait apercevoir une différence, les haricots qui, jusque-là, se contentaient d'échalas de deux mètres, grimpent maintenant après des perches de quatre mètres. Les constructions anciennes, faites avec les ressources du pays, annoncent aussi le changement. Le sol est encore de la craie plus ou moins recouverte d'argile, mais ce n'est plus la craie de Champagne. Elle contient des silex, elle est humide, même prise dans-les bancs les plus durs, elle gèle facilement. Ce manque de bons matériaux explique la pénurie de monuments anciens dans la région où nous arrivons, tandis qu'ils abondent dans les villages des collines du Laonnois où on a une pierre à bâtir merveilleuse dont les siècles n'entament pas la fraîcheur de la taille ou le modelé des sculptures.

La maison ancienne n'a que le soubassement des murs en une maçonnerie de silex s'élevant d'une soixantaine de centimètres au-dessus du sol. Les murs sont en pans de charpente. Entre les poteaux on raidissait un peu obliquement de fortes barres analogues à des bougeons d'échelle dans ides crans faits à la gouge, puis on mastiquait les vides avec un mortier d'argile mêlé de1 petit foin. Un enduit de mortier de chaux mélangé de poils de tannerie constituait des parements que des blanchissages entretenaient en belle apparence. La face tournée au couchant était souvent protégée contre la pluie par un revêtement d'ardoise ou de feuillet de bois cloués horizontalement, le supérieur recouvrant un peu l'inférieur pour empêcher l'eau de s'insinuer dans le joint. Pour mieux protéger la façade, la charpente était faite beaucoup plus large que la maison et la partie saillante du .toit constituait un auvent protecteur pour le mur. La vieille maison de Renneville, dont nous donnons le dessin, est un type qu'on trouve abondamment.

Ces maisons de pans de bois se comportent de façon curieuse lors des explosions. Près de la sucrerie de Montcornet une bombe d'aéroplane est tombée sur ou près de deux maisons ainsi construites, les murs se sont repliés d'une seule pièce les uns sur les autres, comme écroulement de château de cartes.

Beaucoup des maisons de Montcornet sont aussi construites en pans de bois quoique leurs façades soient en briques ou en pierres et c'est un danger lors des incendies, ainsi qu'on a pu le voir pendant la guerre lorsque le feu a détruit les maisons qui se trouvent à l'angle des rues de la Gare et de la Filature. Le feu embrasait le pan de bois des murs de séparation, provoquait son écroulement et dévorait ensuite la maison voisine.

Il est inutile de dire que toutes les constructions modernes se font maintenant en dur : briques, pierre ou ciment.

En continuant notre promenade vers le Nord, nous trouvons les caractères particuliers à Montcornet et ses environs allant en s'accentuant. Les terres cultivées vont en diminuant pour céder la place aux fermes herbagères tirant leurs bénéfices de l'élevage, du lait et de ses dérivés, beurre ou fromages de Marolles. Les anciennes pâtures, entourées de leurs hautes haies en charme, les bois plus nombreux donnent à la région l'aspect d'une immense forêt. Là on ne trouve plus les lointains horizons de la région de Laon, plus de ces villages aux maisons serrées contre l'Eglise. Tout s'éparpille et se cache dans la verdure ; les chemins, les maisons, les bestiaux. Un village avec un petit noyau d'habitations a de nombreuses dépendances, hameaux, maisons isolées, fragments de rues aux noms pittoresques.

A la limite du département, à La Capelle, à Buironfosse, au Nouvion, ces caractéristiques sont à leur maximum. Là, rien que des prairies plantées ou non, et la forêt. Comme sol l'argile la plus tenace, la plus intraitable. Ah ! jardi­niers du Laonnois, après avoir cultivé votre sol si facile et si chaud vous devriez, pour vous reposer, rendre visite à un collègue thiérachien. Avec sa bêche à long fer il donne, pour labourer, d'abord une coupe de côté, puis par une seconde coupe il détache un bloc d'argile qui se brise autant qu'un pavé de grès qu'on retourne. Ce labour grossier aura besoin d'être repris à la houe pour émietter la terre et lui permettre de s'échauffer, mais il faudra le faire juste à temps convenable, l'humidité qui la colle et la sécheresse qui la durcit comme pierre empêchent le travail. Enfin, la plantation pourra être faite tardivement, le sol est lent à s'échauffer et l'on pourra escompter une récolte, car, malgré tout, le sol a des ressources. Mais cette terre bénie des bêtes à corne ne nourrit pas que des vaches, il y a aussi en abondance des limaces qui dévorent en une nuit un repiquage de salades. Le malheur du Thiérachien fait la fortune du Laonnois qui trouve dans cette région un écoulement pour ses produits.

La Thiérache trouve d'autre part une compensation. Ce sol ingrat considéré autrefois comme savart sans grande valeur, en a pris une très grande par l'extension des prairies plantées de pommiers. Nos organes n'ont pas changé, mais nos idées sur la nourriture ne sont plus les mêmes, nous recherchons davantage la jouissance. Il y a maintenant des demandes, jamais satisfaites, de viandes, de lait, de beurre, de fromage, de cidre et c'est de là que la Thiérache agricole tirera toujours son profit.

A côté de la Thiérache agricole, il y a la Thiérache industrielle. Le pâturage demande peu de main-d'œuvre. Le maître de la ferme est plus ou moins maquignon, la femme et la famille s'occupent des travaux, que la constitution de laiteries coopératives ont restreint. Le surplus de la population demande son pain à des industries dérivées de la forêt, de l'osier de la vallée de l'Oise ; aux filatures, établissements métallurgiques, verreries, etc., qui se sont développées dans la région par suite de l'abondance de la main-d'œuvre et de la proximité des houillères.

En revenant à Montcornet nous pourrons maintenant mieux comprendre l'origine de sa prospérité. Nous le trouvons traitd'union de deux régions totalement différentes : celle du Sud, à terre sèche, poreuse, qui donne des produits de culture hâtifs et de bonne qualité ; celle du Nord, humide, froide, pays d'élevage. Un coup d'œil sur la carte nous le montre abondamment pourvu de bonnes routes. D'abord les voies naturelles qui ont là leur jonction, les vallées du Hurtaut et de la Serre ; puis, la vieille voie romaine de Lyon à la Belgique, laquelle passant à Reims, Neufchâtel-sur-Aisne, le traverse pour remonter par Vervins et La Capelle. Elle est la voie la plus directe entre les deux régions. Montcornet a encore de grandes routes vers les Ardennes par Rozoy ; vers Paris par Laon ; vers Marle. Il était donc tout désigné pour être un lieu d'échanges, un centre d'achats. Sa place spacieuse n'a-t-elle pas été faite si grande pour contenir la foule qui, arrivant de toutes iles directions, se pressait à ses foires renommées pour les échanges et l'es achats de bestiaux, chevaux, vaches et cochons.

J'ai eu plusieurs fois, pendant la guerre, la vision de ce qu'elle devait être au moment des foires d'antan, c'était lorsque les Allemands y rassemblaient les chevaux de la région pour les réquisitions. Une entr'autres, me laissera un souvenir inoubliable de fierté et de tristesse, c'est lors qu’ils se firent amener là tous les étalons : fierté de voir quelle richesse nous avions de ces bêtes superbes d'allure, de force, d'ardeur, richesse que je ne soupçonnais pas, tristesse de nous en voir dépouiller.

Malheureusement, Montcornet subit le sort commun : les foires locales agonisent. Elles se meurent parce qu'on n'y trouve plus rien qui attire. Avec les facilités de communications les offres et les demandes se font à domicile. Pourquoi venir à une foire voir des marchands qui sont venus les jours précédents vous offrir leur marchandise ? Pour qu'une foire ait chance de durer, il faut qu'elle montre de l'inédit et cela peuvent seules le faire les grandes foires nationales. Perdant de son attirance, Montcornet perd une partie de sa clientèle1, son commerce souffre. Ses industries locales s'éteignent. Un progrès enrichit l'un et ruine l'autre. L'auto fait vivre les mécaniciens et a enlevé le travail des loueurs et des carrossiers, et ainsi du reste. Montcornet est bien placé, bien desservi, il vivra en s'adaptant aux conditions nouvelles.

 

Les Allemands escomptaient-ils une réussite aussi complète de leur offensive au Chemin - des - Dames, en mai 1918 ? 

Ce que nous venons de dire sur Montcornet permet de comprendre pourquoi lors du recul de l'armée allemande, après la première défaite de la Marne, sa position lui valut d'être choisie pour lieu d'arrêt des services d'inspection de la 2e armée, en attendant une nouvelle marche en avant et l'étape suivante qui devait être Reims.

La résistance française changea le momentané en durable, Reims ne se laissa pas reconquérir. L'inspection de la 2° armée, après un remaniement des forces, fit place à l'inspection de la 7° armée, laquelle resta à Montcornet environ un an, pour s'installer ensuite à Vervins.

A l'inspection se rattachait une foule de services variés concernant les approvisionnements de toutes natures, les postes et télégraphes, les hôpitaux, les services d'hygiène, etc., qui s'établirent dans la plupart des maisons importantes de la localité. Après le départ de l'inspection un certain nombre de services furent maintenus dans le pays, notamment ceux des hôpitaux, des magasins, de la boucherie, de la boulangerie, des transports par chemin de fer et par autos. La sucrerie et ses dépendances furent transformées en garages et ateliers pour la réparation des autos-camions. Plus tard, un parc immense de matériel, outillage et munitions pour la 7e armée fut aménagé près du pays, à Lislet, en communication avec la ligne de Charleviîle pour les arrivages et les lignes de Laon, des Ardennes, de Sissonne-Saint-Erme pour le front.

La guerre durant, des modifications furent faites dans le commandement de l'armée : on put voir des cartes avec titres : groupe Crépy, groupe Sissonne, groupe Brimont. Au commencement de 1918, l'état-major du groupe Sissonne vint s'installer à Montcornet organisant de nouveaux ateliers de réparations et une imprimerie pour les cartes de guerre. Puis, au printemps, certains travaux furent entrepris, lesquels personnellement m'intriguèrent beaucoup.

D'abord des bétonnages furent faits dans les sous-sols de l'Hôtel de Ville, pour en faire des abris plus sûrs contre les bombes d'aéroplanes. Ensuite une tranchée profonde fut creusée partant de ces sous-sols, traversant la place, puis suivant une ruelle aboutissant à la rue des Fumiers. Comme dans le voisinage du point de départ de cette tranchée il y avait des urinoirs mal placés, je pensais d'abord que le général offusqué par l'odeur avait commandé de faire un écoulement souterrain pour l'urine. Je n'avais pas pensé juste, elle reçut un gros câble électrique isolé qu'on redressa contre le mur de M. Romagny, dans la rue des Fumiers et qui servit de départ à une ligne aérienne d'une vingtaine de fils s'éloignant vers le Midi. Les lignes téléphoniques foisonnaient déjà dans toutes les directions, à quoi devait donc servir cette nouvelle ligne?

Au même temps, la voie ferrée de Charleville à Laon avait repris l'activité intense qu'elle avait connue en 19Î4 lorsque le front français fut dégarni pour envoyer des renforts contre les Russes : environ tous les quarts d'heure, jour et nuit, passait un train, troupe, matériel ou munitions, allant vers Laon. Il était évident qu'une offensive se préparait dont on ne connaissait pas le but.

Une observation me permit de le deviner. J'ai dit plus haut qu'il 'existait dans la localité une imprimerie de cartes installée au rez-de-chaussée de l'Hôtel de Ville, dans l'ancienne halle. Un jour en passant près de la porte j'aperçus une carte en relief en plâtre, venant d'être moulée et qu'on avait dressée au soleil pour la faire sécher. De suite je pensais que ce relief, travail anormal, devait représenter le théâtre de l'offensive qui se préparait, mais comme il n'était pas prudent de rester devant à la contempler, je continuais mon chemin pour revenir passer près d'elle un peu plus tard pour pouvoir préciser ce qu'elle représentait!. Alors j'acquis la certitude que c'était un relief du pays de la région de Craonne, facile à reconnaître au déchiquetage particulier de ses plateaux (1).

En reliant ces faits : passage continu de troupes allant sur Laon ; recrudescence du nombre de policiers parlant parfaitement le français ; abris bétonnés de l'Hôtel de Ville ; lignes téléphoniques allant vers le Midi qui est la direction de la région entre Laon et Reims ; carte en relief de cette région, on ne pouvait tirer d'autre conclusion que c'était là qu'allait se produire l'offensive.

(1) M. Wattebot, de Montcornet, a possédé deux de ces plâtres. Il en détient encore un sur lequel on a collé une carte imprimée en épousant le relief.

En effet, elle s'y développa huit ou dix jours plus tard avec un succès foudroyant qui rendit les Allemands fous de joie et d'espoir : une grande carte fut dressée sur un chevalet sur la place publique et un trait bleu marquait les progrès journaliers et la distance à Paris. D'abord je restais sceptique, je ne pouvais croire que nos aéroplanes n'avaient pas décelé une préparation qui durait depuis plusieurs semaines, et il me semblait que, devant une avance aussi soudaine, de nombreux blessés français auraient été ramenés dans les lazarets de Montcornet, or il n'y en avait que très peu. Nous ignorions alors que le front était dégarni et occupé surtout par des troupes anglaises.

L'avance était réelle, mais ne se développa pas. Bien que Guillaume II, passant à Montcornet, retour du front, ait annoncé « demain Reims sera pris », Reims ne fut pas pris, un frein fut mis à leurs succès.

L'état-major du groupe Sissonne avait quitté Montcornet aussitôt l'avance, pour aller à Fismes ; les ateliers devaient s'installer à Courville. Les préparatifs faits à Montcornet ne servirent pas, mais pourquoi avaient-ils été faits?

Quand les Allemands avaient décidé l'offensive, plus d'un mois auparavant, pouvaient-ils savoir qu'ils ne trouveraient devant eux qu'un rideau de troupes anglaises fatiguées? Je ne le crois pas, je suis plutôt inclinéà penser qu'ilsescomptaient plus de résistance et voulaient que tout fût prévu pour que Montcornet, au besoin, puisse recevoir un état-major dirigeant les opérations.

 

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